Nous étions seuls sur la plage, avec quelques crabes comme spectateurs. Maman avait du mal à marcher sur les galets avec ses chaussures à talons, et nous nous moquions d'elle avec papa parce que c'était la première fois qu'on la voyait comme ça. Papa a fini par me jeter sur son dos et m'emmener dans l'eau, alors que je criais comme un fou parce que j'avais peur de me noyer.
Je n'en suis pas ressorti avant 18h, et seulement parce que maman m'avait promis des crêpes.
Plus tard, papa a quitté maman, et ce ne fut plus qu'elle et moi les années suivantes. Maman aimait beaucoup faire la fête, et j'avais pris l'habitude de m'occuper d'elle. Elle dormait souvent sur le canapé parce qu'elle disait qu'elle ne voulait pas me réveiller en montant les escaliers la nuit. Le matin, je la déshabillais pour que l'odeur d'alcool et de tabac froid ne s'imprègnent pas dans sa peau. Je me rappelais de son odeur, une odeur de linge frais et de lavande, une odeur de printemps et de renouveau.
Maman n'avait plus cette odeur de renouveau. Elle empestait les parfums d'hommes qui l'avaient touchée pendant la nuit, elle puait les cigares et les regrets. Parfois, je me réfugiais dans son ancienne armoire lorsqu'elle était d'humeur mauvaise, et je revoyais le printemps de ma vie.
Ce n'est que plus tard que j'ai appris que ce n'était pas normal de devoir déjà s'occuper de sa mère à 11 ans. Les relations familiales malsaines s'installent de manière insidieuses, et quand on évolue dans une systémique déséquilibré, on ne s'en rend pas compte immédiatement. Ce n'est que lorsqu'on parle avec des amis qu'on réalise que non, Arnaud ne lave pas sa mère le soir, et Julien ne lui prépare pas de quoi manger avec les restes du réfrigérateur. On est prisonnier de la loyauté familiale, et qu'est ce que la parole à part l'opportunité de ne pas dire la vérité ?
Le cancer de maman n'a pas pu mentir, lui. J'ai dû rejoindre papa et sa nouvelle amie, elle était gentille, mais ses crêpes avaient le parfum d'amertume de mon enfance.